Qu'appelle-t-on "maladie des coûts" ?
Depuis deux siècles, les pays développés ont connu une
hausse spectaculaire de la productivité du travail; mais cette hausse
n'a pas été également répartie selon les secteurs
d'activité. Par exemple, comme le constate Baumol, il faut aujourd'hui
toujours 5 personnes pour jouer un quintette à cordes, et toujours le
même temps. Il faut toujours autant d'acteurs pour jouer une pièce
de théâtre classique, et les représentations durent aussi
longtemps qu'au moment ou les pièces ont été écrites.
De la même façon, il faut autant de temps pour faire une coupe
de cheveux aujourd'hui qu'au début du siècle (même si, comme
me l'a rappelé un jour ma grand-mère, ce n'est plus tout à
fait la même coupe de cheveux : faire une permanente avec un fer à
friser électrique est quand même nettement plus aisé). Dans
le même temps, la productivité de certains secteurs a grimpé
en flèche. Dans les usines automobiles les plus performantes, on assemble
une automobile en une dizaine d'heures; Dans les différents sites de
Renault, en moyenne, le temps d'assemblage d'un véhicule a été
divisé par deux entre 1995 et 2003. Et ce n'est pas un record : dans
la production d'ordinateurs, la productivité augmente en moyenne de 60%
par an. L'agriculture occupait 80% de la population française il y a
deux siècles : elle occupe moins d'un million de personnes aujourd'hui,
pour une production totale largement supérieure. Le progrès technologique
accroît la productivité dans certains secteurs : dans d'autres
secteurs, celle-ci augmente beaucoup moins vite ou reste constante.
Ce déséquilibre de productivité va générer
un autre déséquilibre sur le marché du travail : dans les
secteurs ou la productivité est en hausse, les salaires vont monter.
Pour continuer d'attirer du personnel, notamment du personnel compétent,
les salaires des secteurs d'activité dont la productivité n'augmente
pas vont eux aussi devoir augmenter. C'est ce mécanisme qui fait que
le progrès technologique bénéficie au bout du compte à
tous les secteurs d'activité. Le problème, c'est que cette hausse
des coûts salariaux devra, faute de gains de productivité, être
intégralement répercutée sur les consommateurs. Cela pose
donc un problème de perception pour celui-ci. Il y aura des secteurs
d'activité dans lesquels, étant donnée la hausse de la
productivité, il paie de moins en moins pour obtenir de plus en plus.
Mais il y aura d'autres secteurs qui ne bénéficient pas de ces
hausses de productivité dans lesquels il doit payer toujours plus pour
un service restant parfaitement identique.
Quels sont en général les secteurs dans lesquels il faudra toujours payer plus pour un service identique? Ce sont plutôt les secteurs des services, très intensifs en main d'oeuvre. Le progrès technique touchera moins ces secteurs que ceux qui utilisent beaucoup de capital. On a cité la coiffure ou les spectacles; mais on pourrait y ajouter l'enseignement : il faut toujours autant de temps pour enseigner à une classe d'élèves qu'à l'époque de Jules Ferry. Le seul moyen de réduire les coûts par élève d'un système éducatif est en pratique de réduire la qualité du service (par exemple en augmentant le nombre d'élèves par classe). Le problème est le même en matière médicale. On peut espérer limiter la hausse du coût des médicaments ou des traitements par le progrès technique : mais une consultation chez le médecin prend toujours le même temps; pour accroître la productivité d'un médecin, il faut qu'il consacre moins de temps à chaque patient ou qu'il en traite plusieurs en même temps. Et l'essentiel des soins hospitaliers (personnel médical, hébergement) ne peuvent être réduits qu'en réduisant la qualité du service.
C'est cela, la maladie des coûts : sans que l'on puisse en imputer la responsabilité à qui que ce soit, certains services intensifs en main d'oeuvre vont toujours coûter plus cher pour un service identique, sous l'effet du progrès technique dans les autres secteurs d'activité.
Est-ce vraiment un problème ? Pas nécessairement. Il suffit que
la croissance de la productivité dans les secteurs dans lesquels elle
est forte le reste, et soit suffisamment rapide pour absorber la hausse des
coûts des secteurs stagnants, et les gains réalisés d'un
côté par les consommateurs compenseront les hausses de coût
de l'autre côté. Ce qui est le cas actuellement. ce phénomène,
cependant, génère deux difficultés principales :
- le sentiment ressenti par les consommateurs que leur pouvoir d'achat diminue
s'ils attachent beaucoup d'importance aux secteurs dont la productivité
stagne.
- le second problème, c'est que la majorité des services de l'Etat
est constituée d'activités très intensives en main d'oeuvre
et dans lesquelles les gains de productivité sont faibles par nature.
On a déjà cité l'exemple de l'enseignement et du système
de santé : mais le problème se pose de la même façon
pour les services de police, de justice, l'enseignement supérieur, et
une bonne part des activités des armées. Dans tous ces secteurs,
sans qu'il soit possible d'y faire quoi que ce soit, il est soit nécessaire
d'augmenter les prix (sous forme de hausse des prélèvements obligatoires)
soit nécessaire de diminuer la qualité des services fournis pour
suivre la hausse de la productivité du reste de l'économie. Pour
toute une série de produits, les consommateurs constatent que la qualité
augmente et que le prix diminue; pour l'essentiel des services publics, ils
constatent que les coûts ne cessent d'augmenter pour des performances
identiques ou amoindries. Pas étonnant, dans ces conditions, que les
critiques du fonctionnement du secteur public soient importantes, tandis que
ceux qui y travaillent ont le sentiment (justifié) qu'il n'est pas tellement
possible d'en améliorer le rendement.
(Description du cost disease via James Surowiecki)