The Travels Of A T-Shirt In The Global Economy Il n'est pas fréquent que les économistes
se basent sur une expérience personnelle de terrain pour rédiger
un ouvrage. Trop parcellaire pour inférer une théorie testable
et peu gratifiant académiquement, ce genre de pratiques est, à
ma connaissance, essentiellement adopté (et à la marge) par quelques
économistes du développement. Et encore, les observations personnelles
sont souvent leur vécu quotidien, d'autochtone, oserais-je presque dire.
Globalement, raconter des histoires n'est pas un truc d'économiste. Cet
ouvrage montre au moins une chose : c'est un exercice qui n'est pas sans intérêt.
De la Floride au Texas, en passant par
la Chine, en revenant aux Etats Unis, pour finir en Afrique, Pietra
Rivoli va véritablement à la rencontre de ceux qui
contribuent tour à tour à transformer des ballots de
coton en T-shirt et à les mettre sur un marché.
Cheminement décousu au demeurant, l'auteur en fait finalement
un parcours très cohérent, tout au long duquel elle
tire des enseignements plus généraux que ce que ses
réserves initiales ne le laissaient présager. Par quel miracle ? En réalité,
Rivoli triche un peu. S'il est indéniable qu'elle raconte bien
une histoire, son texte s'appuie largement sur d'autres références.
Historiques, quand elle relate, par exemple, l'histoire de la culture
du coton aux Etats Unis. Statistiques, lorsqu'elle rappelle de
nombreuses données sectorielles tout droit tirées de
bases de données bien officielles. Théoriques, enfin,
lorsqu'elle compare dans un arrière plan permanent les
théories standard à ses observations. Que retenir de
tout ceci ? Le marché mondial du textile est un joyeux
mélange de politique et de marché, de politique par dessus tout.
Au delà de courbes d'offres et de demande, c'est tout une construction
socio-historique qui se dessine aux yeux de l'observateur. Dit de la sorte,
cela n'a rien de très original (Karl Polanyi est cité, ce qui
n'étonnera pas). Néanmoins, passé au filtre de l'enquête
de terrain, des rencontres avec des individus et pas seulement de leurs archétypes
désincarnés, les points de vue deviennent non seulement riches
et vivants, mais terriblement crédibles. Premier constat, le marché du coton est
historiquement une forme de non marché. Depuis des siècles, des
générations de cultivateurs de coton ont tout fait (et plutôt
bien réussi) pour s'affranchir des contraintes du marché. De l'esclavage
comme contournement du marché du travail (on notera avec Rivoli que l'escalavage
ne fut pas la conséquence de trop de marché, mais au contraire
de son absence), à l'immigration de travailleurs agricoles mexicains,
en passant par les subventions contemporaines, les producteurs de coton ont
réussi à neutraliser l'essentiel des risques incontestablement
attachés à leur activité (pour l'essentiel, le rythme des
saisons et les aléas climatiques) en évitant soigneusement le
marché. Est-ce à dire qu'ils ont usurpé leurs fortunes
? Pas exactement. Si Rivoli est loin de contester que le marché est largement
malmené, elle note aussi que l'esclavage ou les subventions ne peuvent
expliquer seuls la persistance de l'avantage comparatif des producteurs de coton
américains. Pour elle, ils sont entrepreneurs, innovateurs, investisseurs
au moins autant, probablement plus, qu'exploiteurs. Et c'est pour cela qu'ils
sont encore les meilleurs dans leur domaine. Concernant la production textile, Pietra Rivoli
s'attache à montrer de manière assez classique comment le déplacement
de la production est la conséquence d'une course vers le bas (« race
to the bottom »). Le pays qui regorge d'ateliers textile est celui
qui dispose d'une main d'oeuvre docile et travailleuse, prête à
aligner les heures de labeur sans se plaindre. Ignoble ? Basiquement, oui. Indéniablement
ignobles sont ces conditions de recrutement, de contrôle des migrations
imposées aux travailleurs chinois venus des campagnes à la ville,
avec un statut de sous-citoyens. Clairement rudes les journées de travail
imposées aux jeunes filles « dociles et disciplinées »
des « sweatshops ». Et pourtant, difficile de ne pas suivre
Rivoli quand elle explique que ces conditions de vie, les jeunes filles chinoises
les vivent comme une opportunité fabuleuse. Car, au fond, quelle est
l'alternative ? Pour résumer, le travail au champ (autrement plus harassant
que l'usine) et le contrôle de sa vie par les coutumes de la famille traditionnelle
; le tout avec des revenus incomparablement plus faibles. De proche en proche,
c'est de développement dont il est bien question. Ces jeunes filles chinoises
ont bel et bien eu des « soeurs dans le temps » (« sisters
in time ») en occident. Et si tout n'est encore pas parfait, l'auteur
conclut néanmoins que l'atelier est bel et bien une opportunité
de développer ce que Sen appelle « capabilités »
(vilaine traduction adoptée, faute de mieux, pour le terme anglais « capabilities »).
La différence avec les jeunes filles qui rejoignaient jadis les fabriques
de textile du Texas, c'est que les ouvrières chinoises d'ajourd'hui auront
bien moins longtemps à patienter pour atteindre le même niveau
de vie et des conditions de travail plus faciles. Sur ce sujet comme sur d'autres, Rivoli se livre
à un constat mitigé sur le rôle des altermondialistes dans
la contestation des conditions de travail dans les ateliers des pays en développement.
Sévère quand il est question de stopper la course vers le bas
au nom de l'humanisme ; laudative quand elle constate les avancées sociales
que les mobilisations ont pu apporter depuis la première révolution
industrielle. Pietra Rivoli y voit le jeu de forces opposées, qui de
ont partout, à travers la politique, façonné le marché
pour le bien-être, non seulement des travailleurs, mais aussi la prospérité
des entreprises. Comment ? Un seul exemple pour le comprendre : la jeune chinoise
que l'auteur a rencontré peut, grâce aux quelques heures libres
que les progrès de la législation sociale lui ont accordé,
s'instruire. Quand la Chine aura besoin de laisser le relais textile dans la
course vers le bas du secteur, elle pourra compter sur elle pour occuper d'autres
emplois dans d'autres industries, plus qualifiées. Même chose concernant
le travail des enfants en général (que les firmes multinationales
occidentales sont désormais contraintes de contrôler avec précaution
chez leurs sous-traitants, du fait des campagnes menées par les activistes).
Bref, même s'il est toujours possible d'imaginer un monde où, du
jour au lendemain, tous (sauf les enfants et les vieillards) travailleraient
huit heures par jour, pour Rivoli, il s'agit là bien plus d'un objectif
à atteindre que d'une possibilité immédiate. Comme elle
l'écrit, dans la course vers le bas, des siècles de lutte sociale
auront eu pour conséquence d'au moins faire en sorte que le bas se déplace
et soit un endroit moins détestable pour la plupart. Pendant ce temps-là, que deviennent les
travailleurs du textile américains ? Ils perdent leurs emplois. Personne
ne s'occupe donc d'eux ? Oh que si... De quotas en droits de douane, ils font
l'objet de toute l'attention de la Maison blanche, président après
président. Oui, mais voilà, cela ne change rien à l'affaire.
Les usines continuent de fermer, petit à petit, victimes de la mécanisation
tout autant que de coûts de production intenables face à la concurrence.
Car, en dépit du poids des lobbies textiles aux Etats Unis, décennies
après décennies, il devient politiquement improbable de maintenir
des barrières qui coûtent fort cher à l'américain
moyen en impôt et pouvoir d'achat. Pour autant, ces protections ne préservent-elles
pas l'emploi quelque part ? Oui, mais pas en Caroline du Nord. A Washington,
ou aucune usine ne produit le moindre string léopard ou T-shirt « I
love Florida ». Ces emplois, ce sont ceux de l'armée de fonctionnaires
en charge de la gestion des quotas textiles, ce sont ceux des juristes employés
à temps plein pour servir les intérêts des lobbies textiles.
Quand on sait que le texte final de l'accord multifibres négocié
au cours de l'Uruguay Round contient 22 mille pages, on comprend que des discussions
puissent porter sur des quotas négociés chaussette par chaussette...
La législation américaine offre une complexité qui tourne
souvent à la parodie de bureaucratie. Mais les emplois du textile continuent
de disparaître au même rythme. Le coût national du système de quotas
textiles des Etats Unis est évalué entre 7 et 11 milliards de
dollars annuels. Mais ses effets pervers dépassent le pays. Par exemple,
le quota devient un bien économique pour soi. De sorte que dans les pays
exportateurs, la course aux quotas crée des fortunes pour le moins douteuses.
Celui qui peut attribuer à une entreprise nationale une part des quotas
américains sera rémunéré. Conséquence : hausse
des prix ou baisse des marges des entreprises. Un marché dérivé
très actif existe, avec son lot de spéculation et de corruption.
Et Rivoli de remarquer que si l'on peut reprocher au gouvernement chinois de
subventionner « en douce » son industrie par le biais
de toute une gamme de pratiques allant de la sous-évaluation du wuan
aux crédits d'impôts, il est ennuyeux de constater que le gouvernement
américain subventionne le gouvernement chinois, en entretenant le marché
des quotas. Indirectement, le système des
quotas a créé des gagnants parmi les pays les plus
pauvres. Ceux qui n'auraient pu lutter avec la Chine aujourd'hui, le
Japon ou Hong Kong hier, ont pu s'enrichir au travers d'un genre de
marché protégé. L'Ile Maurice, le Bangladesh,
en sont des exemples. Et c'est bien pour Rivoli le seul mérite
qu'on pourra reconnaître au système. Le T-shirt n'a donc toujours pas rencontré
le marché, le vrai. Le rencontrera-t-il un jour ? Si l'on s'en tient
à la résistance des industries textile américaines, ce
jour arrivera probablement sous peu. Les organisations de défense de
l'industrie textile reculent jour après jour. Et même pour les
militants les plus acharnés, l'idée qu'il s'agit du dernier combat
gagne du terrain. Wal Mart (énorme importateur de textile aux Etats Unis)
est en passe de le remporter. Néanmoins, il y a déjà un
marché, tout ce qu'il y a de plus libre qui accueille les T-shirts. Un
marché où les prix varient bien en fonction de l'offre et de la
demande, sans quotas ni bureaucratie. Ce marché, c'est celui de la fripe
! Car, face à l'énorme consommation de textile d'un pays comme
les Etats Unis, le marché du textile d'occasion se porte bien. Les collectes
de vêtements usagés ne vont pas habiller uniquement les pauvres.
Ils sont trop peu nombreux (ou, alternativement, il y a trop de vêtements
délaissés). L'essentiel est récupéré, trié
et revendu, principalement en Afrique. Un secteur qui fait vivre des entrepreneurs
aussi bien américains qu'africains, loin des multinationales. Difficile
de résumer en quelques lignes les enjeux attachés à cette
activité. Pour Rivoli, qui voit cette situation comme très positive,
il est essentiel de retenir quelques points dans les controverses le concernant.
Le premier est que les consommateurs africains ne sont ni exploités,
ni humiliés. Ils satisfont des préférences à la
manière de n'importe quels consommateurs. Elle décrit ce qu'elle
a vu sur place, pour conclure que les femmes africaines qui font leurs emplettes
sur les marchés de fripes de la Tanzanie ont la même attitude que
les femmes occidentales faisant du shopping. Tout ne se vend pas (pas question
d'arborer un T-shirt à trou par exemple), les consommateurs sont exigeants
et ont des goûts marqués (tant sur le plan esthétique que
culturel). Un argument parfois avancé concerne la vampirisation du secteur
textile local. Pour Rivoli, la réalité, c'est que ce secteur n'est
tout simplement pas viable. La plupart des pays africains ne sont pas armés
pour lutter contre les autres pays producteurs de textile. Les africains ne
veulent tout simplement pas de la production textile africaine, jugée
pauvre en qualité et, en conséquence, chère. En revanche,
le commerce de fripes est une occasion pour des entrepreneurs locaux de prospérer
et exploiter leurs capacités d'innovation. Et il est significatif de
constater que si certains ont transformé leur activité de « mitumba »
(commerce de fripes) en activité de production textile, c'est généralement
pour l'exportation. Au total, la balance en emploi est assez incertaine, éventuellement
positive. A la conclusion de ce périple, Rivoli considère
que ce qu'il démontre, c'est que ce ne sont pas les marchés qui
appauvrissent les fermiers africains ou les travailleurs des « sweatshops »
asiatiques, mais bel et bien l'absence d'opportunités qu'ils offrent
lorsqu'ils fonctionnent correctement. On aurait tort de voir dans ce livre une éloge
inconditionnelle du marché. L'auteur ne cherche pas à affirmer
de manière normative la supériorité des mécanismes
de marché sur toute autre forme de régulation. Sa démonstration
vise plutôt à montrer que moins de marché ne signifie pas
forcément plus d'humanisme, moins d'oppression et d'exploitation. Le
marché (du textile) est imbriqué dans une réalité
plus large, où les forces en présence sont souvent politiques
plus qu'économiques. C'est ainsi. La question n'est pas d'imaginer un
monde où la politique serait exclue. Il est souvent reproché aux
économistes de rejeter la politique, en tant que processus improductif,
non rationnel collectivement. Rivoli ne tombe pas sous cette critique, puisque
si l'on devait résumer son message sur ce point, on dirait probablement
que conflits et délibérations sont là, quoi qu'il arrive,
dans les affaires économiques. Et ce, pour le pire comme pour le meilleur,
y compris quand ce meilleur est à attribuer à des manifestants
hostiles au libre échange et à l'économie de marché.
Pas de développement humain sans marché, usines aux rythmes sévères
; et pas de développement humain sans luttes sociales pour repousser
toujours plus haut la ligne de départ de la « course vers
le bas ». Certes l'été touche à sa fin.
Certes, l'ouvrage est écrit en anglais et certains termes techniques
(concernant les procédés de fabrication) sont un peu pointus (mais
on s'en passe facilement pour saisir le sens gobal). Néanmoins, derrière
l'histoire de ce T-shirt, il offre une très bonne monographie de l'industrie
textile américaine et des enjeux et réalités du commerce
mondial du textile. Le tout dans un style vivant très agréable.
Auteur : Pietra Rivoli
Editeur : Wiley
Parution : 2005
Prix : 21,69 euros