Keynes ou l’économiste citoyen
Auteur : Bernard Maris
Editeur : La bibliothèque du citoyen, presses de sciences-po
Parution : 1999
Prix : 11,40 euros
Bernard Maris est capable du meilleur comme du pire.
Plume de talent, ses premiers ouvrages sont de ceux qui font que le lecteur ne regarde
plus jamais leur objet comme il le faisait avant. Las, ses dernières publications
relevaient surtout de cette pseudo-contestation branchée qui remplit les colonnes du
Monde Diplomatique, plutôt que de la critique percutante et juste de ses premiers livres.
De ce point de vue, " Keynes ou léconomiste citoyen " est dans
une position intermédiaire. Le livre est plutôt de bonne facture mais lauteur se
laisse un peu trop aller aux préjugés qui semblent désormais lhabiter.
Lobjet du livre est éminemment louable : alors que pour
lécrasante majorité, la pensée keynésienne se réduit à quelques morceaux de
plomberie, comme le calcul de multiplicateur, la relance budgétaire et lineffable
diagramme IS-LM, Maris sintéresse à la personnalité de Keynes, à sa conception
des rapports entre économie et société, et aux apports les plus novateurs et ignorés
de son uvre. Et dans lensemble, lobjectif est atteint. Maris
sintéresse tout dabord aux origines de la pensée de Keynes. Evoquant ses
liens avec le sulfureux Bloomsbury Group de Virginia Woolf, avec la naissance de la
pensée psychanalytique, il montre que lanalyse Keynésienne est fondée sur les
pulsions humaines : le désir de richesse comme perversion mentale, la peur,
lincertitude
Toutes ces pulsions qui font que léconomie ne ressemble
pas réellement au monde merveilleusement rationnel décrit par les classiques. La vraie
opposition du monde économique nest pas lopposition entre prolétaires et
capitalistes, ni lopposition entre entrepreneurs et spéculateurs, qui sont en fait
les mêmes ; Keynes oppose les aventuriers, ceux qui jouent avec le futur qui
terrifie la majorité de la population, qui entreprennent ou spéculent (il parlera à
leur sujet desprits " animaux ") et les rentiers, qui ne
cherchent que largent pour largent.
De même, le marché nest pas la rencontre dindividus
rationnels : il est une foule soumise à lautoréférencialité et à la
névrose, dans laquelle chacun est persuadé que lautre sait mieux que lui, et passe
son temps à chercher à faire comme les autres, modèle superbement illustré par la
métaphore du concours de beauté. Car les hommes vivent dans une incertitude radicale,
non probabilisable, dont la seule porte de sortie est la convention, un état
desprit consistant à penser que le marché, considéré comme unité autonome et
agissante, va continuer de suivre le même chemin que celui quil a suivi
jusquà présent. Mais lorsque la convention seffrite, la peur collective
atteint son paroxysme, et tout le monde cherche la liquidité, cest à dire le
pouvoir dachat immédiat pour se préserver des risques. Dans ces moments de
panique, seule une autorité extérieure (lEtat) a la possibilité de se substituer
à la convention pour éviter le chaos.
Et Keynes de proposer un rôle radicalement nouveau pour son époque à
lautorité publique : Loin de lautoritarisme borné et incompétent en
vigueur dans les pays communistes, et loin du laisser-faire intégral joint à
lintégrisme moralisateur de lAngleterre Victorienne, lEtat doit remplir
les fonctions que les agents privés sont incapables daccomplir : et donc,
assurer la liquidité de léconomie, en contrôlant flux de capitaux et masse
monétaire. Cela risque dêtre défavorable aux rentiers ? Quimporte,
mieux vaut leuthanasie des rentiers par linflation que leur ruine par la
guerre, qui ne manque pas darriver lorsque la déflation délite les sociétés et
détruit avec les rentiers les jeunes et les productifs.
On le voit, on est bien loin des présentations traditionnelles de
Keynes, se résumant à la dépense publique jointe au multiplicateur pour éviter les
crises et autres éléments de macroéconomie pour besogneux. Keynes, cest avant
tout une conception de la société, et un désir de voir léconomie servir les
hommes jusquau jour où, lavarice et la cupidité ayant fait leur office,
lhumanité aura résolu son problème économique et pourra se consacrer à des
choses plus nobles. Les obstacles à cette évolution, la surpopulation, les guerres, les
idéologies qui nous empêchent de choisir les bonnes solutions, doivent être éradiqués
pour laisser place à un Etat dirigé par des gens compétents et humbles, soucieux avant
tout du bien public. Léconomiste ne saurait être un individu éthéré se
gargarisant déquilibres et dun monde qui nexiste pas, mais doit au
contraire sengager, être " mathématicien, historien, homme dEtat,
philosophe à un certain niveau. Il doit comprendre les symboles et parler en mots. Il
doit observer le particulier en termes généraux et toucher labstrait et le concret
du même élan de la pensée. Il doit étudier le présent à la lumière du passé et à
lusage de lavenir ".
On ne peut que se réjouir de ce portrait dun économiste tout
aussi cité que méconnu, et il faut reconnaître à Maris la capacité de faire
apprécier le vrai Keynes. Ce quon peut lui reprocher, cest davoir
négligé une partie du personnage et de son uvre, en cherchant de façon
désagréable à la couler dans un moule qui sied mal au personnage.
Dans son portrait de léconomiste citoyen Keynes, Maris en effet
sinterroge sur " linjustice " faite à Marx, dont
" le Capital " est " de valeur économique nulle "
et que Keynes compare au Coran (en réalité, Keynes na jamais fait preuve de la
plus petite tendresse envers le marxisme, comme la citation du début de ce texte en
atteste). Il se livre de façon agaçante au petit jeu de la décontextualisation,
affirmant au détour dune phrase que Keynes naurait pas pensé
" beaucoup de bien " de la mondialisation de léconomie, ou
quil aurait été favorable à la taxe Tobin (Tobin étant un " éminent
keynésien ", sa pensée ne peut être que celle du Maître).
Et surtout, Maris exclut de son portrait tous les traits de Keynes qui
ne rentrent pas dans le moule " citoyen " quil lui construit sur
mesure. Il aurait pu sintéresser à Keynes le tissu de contradictions (Churchill
constatait que lorsquon demandait leur avis à 5 économistes, on avait 5 avis
différents, sauf lorsque lun dente eux était Keynes, et que lon avait
alors 6 opinions différentes). Ou évoquer lomission majeure de Keynes : sa
croyance incroyablement naïve dans la capacité de lEtat à agir exclusivement dans
le sens du bien public, pour peu quil soit judicieusement conseillé.
Car si la théorie économique de Keynes est incroyablement novatrice,
sa conception de lEtat est invraisemblablement indigente. Pour Keynes, cest
parce quils sont sots ou ignorants que les politiques agissent mal. Hayek
navait pas manqué de lui faire remarquer la naïveté de ce propos, mais Keynes
sen moquait. A cela, deux raisons : la première, cest que Keynes a
toujours été persuadé de la compétence et de lintégrité des " civil
servants ", les fonctionnaires dEtat. Ses origines intellectuelles (le
groupe de Bloomsbury) le conduisaient à se focaliser sur le rigorisme moral des
serviteurs de lEtat plutôt que sur leurs véritables défauts. La seconde,
cest que Keynes comptait sur sa capacité de persuasion (Ses Essais de Persuasion
commencent par la présentation de lidée selon laquelle son art de la prophétie
finirait par convaincre les sceptiques) pour venir à bout des derniers ferments des
idéologies anciennes.
Or nous savons aujourdhui quil se trompait. Parce que son
uvre nest pas parvenue à rendre les politiques moins sots et ignorants. Elle
na débouché en pratique que sur une nouvelle conception mécaniste de
léconomie, dans laquelle laccélérateur et le frein du policy-mix jouent le
rôle de substituts plus ou moins bons à la main invisible des classiques.
Les économistes ont en effet montré avec une terrible acuité que la
définition du bien commun nest pas chose facile ; et que laction
publique na que peu de chances de déboucher sur le bien commun. Avant tout, les
politiques se préoccupent de leur réélection et celle-ci dépend plus de leur capacité
à satisfaire des intérêts constitués et identifiés quà faire le bonheur de la
population. Et la bureaucratie publique nest pas moins myope, soumise aux aléas des
mouvements de foule et à la médiocrité des querelles dinfluence que le mécanisme
de marché. La politique économique et la vie publique de la France depuis plus de 20 ans
en sont la triste illustration.
En ouvrant la voie à une action de létat différente du
planisme obtus, visant à suppléer aux insuffisances du marché plutôt quà
sy substituer, Keynes a apporté à lhumanité des outils irremplaçables,
mais a aussi ouvert la boîte de pandore. Et il ne nous a pas fourni le mode demploi
des recettes authentiquement révolutionnaires quil avait mitonnées avec un art
insurpassé. De ce fait, si Keynes a annoncé " la mort de léconomie et
son remplacement par la Cité " dixit Maris, il na pas résolu le
problème économique pour autant. Et la recherche de la bonne organisation économique
na pas fini de préoccuper les générations futures déconomistes.
Pourquoi Maris fait-il preuve de négligence envers ces aspects de
Keynes ? La réponse vient probablement de ce que Maris, dans son portrait, ne
cherche pas à représenter Keynes de façon exhaustive, mais à en faire une caution
morale de choc pour une idéologie bien contemporaine, lattelage des anciens
marxistes recyclés et des autoritaristes souverainistes dans la contestation
anti-mondialisation et anticapitaliste. Cette idéologie, dont en France le Monde
Diplomatique sest fait le héraut, et qui se retrouve dans quelques cénacles (la
bientôt débaptisée fondation Marc-Bloch, lassociation Attac) et partis politiques
(MDC, une partie des verts, RPF
) rassemble des courants de pensée épars autour
didées simples, consistant à vouer le marché aux gémonies, et à rendre la
mondialisation " pancapitaliste " responsable de tous les maux de
lhumanité. Le point commun de ces courants, cest didolâtrer
lEtat, contrepoids du vil marché exploiteur pour les uns, garant de la
souveraineté nationale contre le cosmopolitisme pour les autres. Et Maris sest
rattaché à la composante marxiste recyclés de ce courant, en dirigeant le
" conseil scientifique " de lassociation attac, et par ses
récents écrits et chroniques dans lhebdomadaire Charlie-hebdo.
Avec la prise en compte du paysage intellectuel de Maris, les
insuffisances de son livre deviennent assez compréhensibles. Le mépris de Keynes pour
Marx et les marxistes devient une incongruité si lon veut en faire une référence
pour ce courant. De même, comment évoquer les insuffisances de Keynes envers lEtat
lorsquon se laisse aller aux mêmes, parant lEtat de toutes les vertus ?
Et comment évoquer le Keynes grand bourgeois, sûr de sa valeur et méprisant envers la
populace lorsquon déteste le bourgeois et quon idolâtre le
" mouvement social " ?
Décidément, Keynes ne se laisse pas récupérer facilement. Malgré
les tentatives de ses successeurs de lui faire réintégrer le giron classique, ou à
déclarer sa mort idéologique, sa pensée est toujours là, vivante et non
conventionnelle. Et il continue de ne pas se plier aux desiderata des anticapitalistes
avides de grand soir, qui dans le fond ne lui pardonnent pas de vouloir sauver le
capitalisme mais voudraient bien le rallier à leur cause. Ils oublient que Keynes a
toujours préféré le poisson à la vase.